Message au Colloque sur les Scientifiques et les Droits de l'homme
UNESCO Paris, les 8-9 mai 2001. Moncef Marzouki

Chers coll�gues
Depuis dix ans , ma participation aux colloques scientifiques ou aux r�unions internationales sur les Droits de l'homme, se limitent � des messages lus par des coll�gues, des amis ou mes filles. Ce colloque ne d�rogera pas � la r�gle puisque la dictature me refuse toujours, le droit de circuler librement.
Je voudrais d'abord de remercier l'Unesco et Eurosciences , pour leur invitation. J'y vois une marque de solidarit� qui me voit droit au c�ur.
J'aimerais saisir cette opportunit� pour remercier tous les scientifiques du monde entier , et notamment mes coll�gues m�decins de leur chaleureux soutien .
Comme vous le savez peut �tre , j'ai �t� condamn� en d�cembre dernier , � un an de prison ferme pour abus de libert� et crime de dignit� .
J'attends le proc�s en appel pour cet �t� , et une probable incarc�ration vers la mi-Ao�t selon les us et coutumes de la dictature qui aime r�gler ce genre de probl�me quand tout le monde est � la plage .
J'aimerais , n�anmoins participer, m�me de loin � vos d�bats , en avan�ant ces quelques id�es , fruit d'une longue et douloureuse exp�rience.
Durant les dix derni�res ann�es , qui ont vu la mise en place en Tunisie , d'un Etat policier et d'une dictature aussi incongrue dans l'espace que dans le temps , j'ai pu observer � loisir et du dedans , le comportement de tous les acteurs dont les �lites.
A la t�te de la ligue Tunisienne des droits de l'homme , comme � celle du Conseil National pour les Libert�s en Tunisie (CNLT) , j'ai pu mesurer � quel point les scientifiques ont brill� par leur absence dans le combat pour les droits de la personne. Je me limiterai seul milieu scientifique que je connais bien : le m�dical.
Trois populations extr�mement diff�rentes , quant � leur l'attitude face aux violations massives des droits et libert�s, peuvent �tre individualis�es.
La premi�re comprend des hommes et des femmes , qui se sont impliqu�s de fa�on visible dans la d�fense des libert�s. Sur une population de 3000 m�decins, j'ai compt� une dizaine de militants.
Je voudrai rendre ici un hommage extr�mement �mu au ''chef'' de cette infime minorit� , le Dr Hachemi Ayari , d�c�d� en 1999. Pr�sident du conseil de l'ordre, il a sauv� l'honneur des m�decins tunisiens, par son intransigeance face � la dictature. C'est tout naturellement que le CNLT en a fait don pr�sident d'honneur � titre posthume et donn� son nom au prix des droits de l'homme qu'il d�cerne chaque ann�e dans des conditions de clandestinit� et de pers�cution que vous pouvez imaginer.
La deuxi�me population comprend les m�decins directement impliqu�s dans le soutien actif � la dictature . Ils sont ministres , haut dignitaires dans le parti du pouvoir , s�vissent en tant que m�decins des prisons , signent le! s faux certificats de d�c�s des morts sous la torture .je ne puis chiffrer cette population , mais elle est sans conteste beaucoup plus nombreuse que celle des militants pour les libert�s.
La troisi�me population , de loin l'�crasante majorit� , est compos�e de m�decins politiquement neutres , ou plus exactement neutralis�s .
Que certains puissent �prouver de la sympathie pour la D�mocratie et les d�mocrates ne change rien au fait essentiel : leur absolue inaction face aux violations , aux d�rives de l'Etat policier , m�me quand elles frappent des confr�res .
Leur attitude face � mes d�m�l�s avec le pouvoir est tr�s symptomatique de cet �tat d'esprit .
En 1992 , mon service de m�decine communautaire � la facult� de m�decine de Sousse, fut dissous pour me punir de mes activit�s � la t�te de la LTDH.
En 1994 , j'ai �t� emprisonn� quatre mois de fa�on arbitraire .
A ma sortie de prison, j'ai �t� renvoy� des cliniques de la CNSS , interdit de recherche , de voyage , de t�l�phone . Pas un confr�re n'a protest�. Enfin en Juillet 2000 , j'ai �t� renvoy� d'une facult� ou j'ai enseign� vingt ans .
Deux de mes anciens agr�g�s , m'ont rendu une visite de courtoisie une premi�re et derni�re fois . Seul un collaborateur tient � braver les cordons de la police et � venir me voir r�guli�rement . Pour le reste rien .J'avoue avoir �t� bless� par un tel comportement , surtout quand je le compare � la chaleureuse solidarit� des confr�res du monde entier .Reste � expliquer un ph�nom�ne si surprenant .
Pourquoi l'�crasante majorit� des m�decins Tunisiens, d�tournent-ils les yeux des graves violations des droits de l'homme qui ont lieu au vu et au su de tout le monde ? Pourquoi ne sont-ils m�me pas capables de faire preuve de cette solidarit� de corps , remake et relent de la solidarit� du groupe primitif qui a toujours permis aux! hommes de se d�fendre mutuellement et de survivre ?
Un tel comportement ne pourrait �tre que la r�sultante d'un faisceau complexe de raisons.N�anmoins de nombreuses discussions avec les principaux int�ress�s, les quelques connaissances historiques de ph�nom�nes similaires dans d'autres soci�t�s , m'am�nent � avancer sous forme d'hypoth�ses deuxraisons majeures . La premi�re rel�ve de l'�vidence .
Le prix de l'engagement social et politique sous une dictature est si co�teux que peu , scientifiques ou pas , sont pr�ts � le payer .
La seconde explication est moins �vidente . Elle a trait au paradigme dans lequel fonctionne la majorit� �crasante des m�decins. le paradigme, structure la pens�e , oriente l'action et d�termine le statut et le r�le de la m�decine . En m�decine il existe un paradigme dominant , qu'on pourrait appeler bio-technique. il fait de la maladie le seul&nb! sp; centre d'int�r�t du m�decin .
Il la consid�re comme un accident d� � la rencontre d'un agent agresseur (virus , bact�rie , parasite , toxique chimique ) et d'un corps insuffisamment d�fendu par son propre syst�me immunitaire. On veut bien reconna�tre une composante psycho-sociale � la maladie mais l'intervention m�dicale cr�dible est hautement technique et sp�cialis� .
Il existe un autre paradigme que je n'ai cess� de d�fendre qu'on pourrait appeler social . Il fait de la sant� le centre d'int�r�t et le champ d'intervention de la m�decine . Il la consid�re comme un droit fondamental de la personne . Comme tous les droits , celui ci est le privil�ge d'une minorit� .la maladie n'est pas un accident fortuit , mais le plus souvent l'expression du mauvais acc�s aux d�terminants de la sant� . Ces d�terminants sont sociaux , �conomiques , culturels et politiques. Le r�le du m�decin est de restaurer la sant� , mais aussi de la prot�ger et de la promouvoir . Il doit agir comme un technicien dans le niveau de la restauration , mais �largir son intervention au domaine social de la protection par la pr�vention . la promotion de la sant� quant � elle n�cessite une intervention dans le champ politique par la d�fense des libert�s, condition n�cessaire � la bonne sant� psychologique de la population et � celle des syst�mes qui la servent dont le syst�me de sant� .
Cet engagement au niveau social et politique n'est pas un luxe , mais la continuation de la m�decine en tant qu'elle est une discipline int�gr�e .
Durant mes vingt ann�es d'enseignement, j'ai pu mesurer l'�chec de l'implantation du paradigme social et la solidit� en b�ton arm� du paradigme biotechnique.
L'impr�gnation par ce paradigme r�ducteur et superficiel , explique en grande partie , la pr�disposition des m�decins � d�tourner le regard de ce qui , dans le paradigme social aurait �t� consid�r� comme une priorit� .
Un contre exemple montre l'importance du paradigme dans la d�termination de nos actes . la densit� des avocats dans les combats pour les libert�s est sans commune mesure avec celle des m�decins . Or eux aussi sont des techniciens, travaillent avec une client�le , sont soumis aux m�mes pressions de l'Etat policier . La seule diff�rence me parait �tre le fait qu'ils fonctionnent dans un paradigme unique o� les notions de droit de libert�s , de justice , structurent d'embl�e l'esprit .
Il serait trop long de d�battre des raisons complexes qui ont fait que les m�decins ont massivement adopt� le paradigme biotechnique.Je pr�f�re poser la question de l'origine de l'engagement de ceux qui , bien qu'�lev�s dans ce paradigme et soumis comme tous les citoyens � la peur , ont su le d�passer et assumer leur devoir de citoyens.
Deux forces majeures , me semblent-il , nous font courir les uns et les autres : la recherche de l'int�r�t personnel et celle de l'int�r�t collectif.
La premi�re est naturelle , instinctive . la seconde est plus complexe , � la fois l'expression d'une volont� sociale rencontrant une volont� individuelle qui veut bien la v�hiculer . Ces deux forces sont surtout visibles chez les acteurs politiques. Le grand reproche qu'on fait aux hommes politiques est de se servir des ambitions collectives pour assouvir leurs ambitions personnelles. A eux de jurer leurs grands dieux qu'ils mettent tout leur �tre au service des int�r�ts collectifs . La question tourne donc autour de la hi�rarchie de ces deux forces : laquelle est au service de l'autre ?
En fait seules l'�preuve de la cupidit� et de la peur, permet de savoir la r�ponse et elle diff�re d'un individu � un autre. Les scientifiques , qui se sont engag�! s en Tunisie ou ailleurs pour la cause des libert�s , ne l'ont pas fait parce qu'ils �taient des scientifiques , mais parce que la hi�rarchisation des valeurs leur a fait choisir de mettre leurs int�r�ts personnels au service des int�r�ts collectifs , nonobstant le paradigme qui les a structur� ou la peur de la r�pression. Nous sommes ici au c�ur du probl�me. Contrairement aux id�es re�ues , relent d'un pass� de mythes et de clich�s, conscience ne rime pas plus avec science qu'elle ne rime avec agriculture ou commerce . En fait , nous autres m�decins n'avons pas plus de raison de d�fendre les droits de la personne que les boulangers , les �piciers , les camionneurs ou les gardiens de prison. Nous n'avons pas moins de raisons non plus. Les m�decins , comme Hachemi Ayari , ne se sont pas donn� corps et �me au combat pour les droits de la personne, parce que scientifiques ou m�decins, mais simplement parce que hommes capables de fonctionner au del� du paradigme limitant , de surmonter leur peur , de mettre leur force vitale au service de la main invisible qui tend � corriger les exc�s , � r�tablir les �quilibres � hi�rarchiser les passions .La participation des scientifiques pour le combat des droits de la personne , ne d�coule pas , ou ne s'impose pas du fait de la pratique de la science qu'on s'ent�te � vouloir marier avec la conscience , mais de cette conscience libre de toute attache � telle ou telle activit� humaine .
L'intervention de ces scientifiques dans la d�fense des libert�s , consiste simplement � mettre un peu plus de prestige dans la solidarit� et l'engagement . Mais c'est toujours la personne , non son savoir ou ses titres , qui reste le vrai acquis pour des causes qui ont tellement besoin de c�urs et de bras.
Merci de votre attention et de votre soutien � Negib Hosni , avocat , Hamma Hammami , enseignant , Abbes Chourou, physicien , Moncef Ben Salem math�maticien , qui payent en ce moment le prix fort de la pers�cution parce qu'ils ont voulu que la Tunisie vive les valeurs de son �poque.
Sousse le 24-4-2001


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