Charleroi, le 22 mai 2002,

 

                                                                                             

LETTRE OUVERTE A        Monsieur Louis Michel

Ministre des Affaires Etrangères

 

 

Monsieur le Ministre,

 

Voilà plus d'un an qu'avec d'autres médecins belges, français et suisses nous menons une action de soutien en faveur de notre confrère le Dr. Moncef Marzouki, figure emblématique de la défense des droits de la personne dans son pays, la Tunisie.

 

Nous avons déjà eu plusieurs contacts à ce sujet avec votre cabinet durant l'année 2001, et en particulier avec Madame Magali Uyterhaegen et nous savons que vous avez été sensible à la situation difficile de ce confrère qui, très heureusement pour lui, suite aux pressions internationales auxquelles nous avons contribué, a pu enfin gagner la France en décembre dernier pour assumer un poste d'enseignant de santé publique à Paris.

 

Cette action nous a valu l'honneur de recevoir le 26 avril dernier de la part du "Journal du Médecin" le prix "Hippocrate d'Or" lors d'une petite cérémonie à laquelle participait votre collègue Frank Vandenbroucke. A cette occasion nous avons pu attirer son attention et, à travers lui, celle de tout le gouvernement belge sur les responsabilités qui incombent à notre gouvernement et à ceux de tous les pays de l'Union Européenne quant à la situation politique de la Tunisie en général et aux graves persécutions dont y sont victimes tous les démocrates en particulier.

 

Ce pays passe en effet aujourd'hui par l'une des phases les plus critiques de son histoire moderne : l'économie est en passe de s'effondrer selon un scénario proche de celui récemment survenu en Argentine, le pouvoir confisqué par quelques familles à leur propre bénéfice n'a plus guère de légitimité populaire, tout le système politique et administratif est complètement corrompu, les syndicalistes, membres de parti d'opposition et militants des droits de l'homme sont systématiquement inquiétés, poursuivis, condamnés, emprisonnés et torturés,…

 

C'est dans ce climat désastreux que le président Ben Ali a décidé l’organisation d’un référendum le 26 mai prochain, en vue d’une modification de la constitution lui permettant vingt-deux ans de règne sans partage.

 

Tout ce processus est éminemment une mascarade de démocratie qui ne vise qu'à  renforcer le pouvoir du président Ben Ali et de l'oligarchie qui l'entoure :

 

-         Ben Ali a opté pour la révision constitutionnelle par voie référendaire alors

qu’on attendait un vote des parlementaires, car sachant sa crédibilité en érosion il a voulu éviter une hécatombe en 2004 (fin de son mandat actuel, théoriquement le dernier). La victoire -par tous les moyens- du oui sonnera alors comme un plébiscite pour 2004.

 

-         Ben Ali a décidé de lancer son projet sur fond d’affaires montées de toutes pièces et de procès politiques : la révocation du juge Yahyaoui, le scandale judiciaire dans l’affaire Hammami et ses compagnons, la condamnation de K. Eltaïef ancien bras droit de Ben Ali, les règlements de compte politiques dans l’affaire Ksila, les attaques réiétrées contre le Congrès Pour la République, principal parti d'opposition démocratique, et son président notre confrère Moncef Marzouki,.…En dévoilant son stratagème dans un climat de tension et de répression tous azimuts, Ben Ali a choisi le passage en force. 

 

-         Ben Ali a noyé les vraies raisons de cette opération dans des réformes en

trompe-l’œil (le secret de la correspondance, l’instauration du bicaméralisme,

l’élection présidentielle à deux tours…).

Il s’agit donc d’une nouvelle supercherie destinée à contourner l’interdit constitutionnel (l’article 39) et l’interdit populaire (le refus de la présidence à vie). Le maintien de la limite d’âge, même s’il exclut théoriquement la présidence à vie n’empêchera pas Ben Ali d’être Président à vie ( jusqu’à sénilité ). 

 

-         Ben Ali est en passe d’officialiser la reconnaissance constitutionnelle de la

trahison en introduisant un article sur « l’enracinement de la loyauté envers la Tunisie ». On le sait depuis la colonisation et avec les régimes autoritaires, la trahison vise à désigner les vrais défenseurs de la liberté. Dans la perspective de 2004, elle  s’appliquera à ceux qui manqueront de loyauté envers le président actuel.

 

Face à cette nouvelle dérobade du pouvoir tunisien pour éviter la confrontation électorale et démocratique à l'échéance de 2004, les démocrates tunisiens ont besoin du soutien fort et public de la communauté internationale, et en particulier des gouvernements des pays de l'Union Européenne.

 

Lors d'une conférence qu'il a donnée à Bruxelles le 9 mars dernier, Moncef Marzouki, devenu un peu malgré lui chef de file de l'opposition démocratique libre, insistait en ces termes sur l'universalité des valeurs démocratiques et l'écrasante responsabilité des hommes et femmes politiques occidentaux : "Comme démocrates, nous avons choisi d’adopter des valeurs démocratiques, dites occidentales. Pour nous, elles ne sont pas seulement occidentales mais universelles. Après tout, personne aujourd’hui ne dirait plus que l’algèbre est une science arabe. C’est peut-être le monde arabe qui l’a inventé, mais c’est devenu quelque chose d’universel et il en va toujours ainsi quand quelqu’un invente quelque chose de positif. Ce quelque chose qui lui appartenait devient quelque chose d’universel, la propriété de tout le monde. (…) Mais malgré tout, il y a quand même une responsabilité des Etats occidentaux  dans la mesure où ce sont de grands Etats démocratiques. Or, nous sommes absolument scandalisés par le comportement des hommes politiques occidentaux quand ils viennent dans nos pays. Ce ne sont que louanges pour la dictature et Ben Ali. Ce sont des discours dithyrambiques sur Ben Ali, la démocratie, la stabilité etc. Et cela constitue un appui franc et massif à toutes les dictatures. (…) C'est à la fois une attitude criminelle et contre-productive. Ca veut dire appuyer Ben Ali et nous livrer, nous les démocrates, aux foudres de la dictature, nous sacrifier, nous démocrates, à la police politique parce que le dictateur sert les intérêts immédiats de l’Occident qui est la lutte contre le terrorisme. D’ailleurs, même au niveau de la lutte contre le terrorisme, c’est une grave erreur d’imaginer que les dictatures sont le paravent des terroristes. C’est elles qui sont à l’origine du terrorisme, c’est à cause de la corruption, de la pauvreté, du chômage que les dictatures s’installent, que les gens ont recours à la fuite, donc à l’immigration sauvage, et à finalement posent des gestes désespérés en ayant recours au terrorisme. (…) Les démocraties occidentales prennent actuellement les pyromanes pour les pompiers. Elles appuient les dictatures (…) contre leurs propres intérêts à long terme.".

Nous demandons dès lors instamment au gouvernement belge de prendre clairement position en ne reconnaissant pas le prochain référendum sur la présidence à vie et d'exiger du pouvoir tunisien l'organisation d'élections réellement démocratiques supervisées par des observateurs internationaux. Nous demandons aussi à nos responsables politiques de ne plus cautionner le pouvoir politique tunisien en refusant tout contact officiel avec ses représentants et en adoptant un discours plus critique quant à la situation désastreuse des droits de la personne dans ce pays. Nous demandons enfin à notre gouvernement de relayer ces préoccupations au sein de l'Union Européenne afin que celle-ci se positionne de la même manière par rapport au régime corrompu et mafieux du président Ben Ali.

 

Pourriez-vous, Monsieur le Ministre, relayer ces vives préoccupations auprès de vos collègues du gouvernement belges dont nous apprécierions beaucoup une prise de position officielle qui soit une fois de plus courageuse et progressiste en matière de défense des droits de la personne.

 

Tout en vous en remerciant d'avance, et ne doutant pas de pouvoir compter sur votre engagement de démocrate, nous vous prions d'agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de notre respectueuse considération.

 

 

 

 

Dr. Patrick Jadoulle                                                                        Dr. Michel Jehaes

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