Lettre au Congrès de la Société Française de Santé Publique et à la Fédération des Sociétés Européennes de Santé Publique (EUPHA)

Paris, les 14-16 décembre 2000

 

Texte rédigé par le Dr Moncef MARZOUK et lu en son absence

(M. Marzouki ,enseignant en santé publique à la Faculté de médecine de Sousse en Tunisie, a été arbitrairement révoqué de son emploi durant l'été 2000 : défenseur des droits de l'homme depuis de nombreuses années,  il est aujourd'hui retenu par les autorités de son pays et n'a pu se rendre à l'invitation du Congrès EUPHA-SFSP)

 

Mes chers collègues.

 

Je suis profondément désolé de ne pouvoir répondre à la gentille invitation des organisateurs et de ne pas participer  à vos travaux  :

 

Le gouvernement m’a  interdit il y a un mois de quitter mon pays - ; il me traduit devant ses tribunaux le 16 décembre pour les deux crimes majeurs dans ce pays : la liberté  d’expression et la liberté d’association.

 

Je tiens tout d’abord à exprimer ma gratitude à tous les collègues qui se sont solidarisés avec moi.

 

J’aimerais   aussi, - comme pour conjurer le sort -, essayer d’être présent parmi vous , en  vous soumettant  pour débat, quelques réflexions  sous forme  de quatre idées simples - peut-être simplistes -, mais  qui sont le fruit d’une vision de la santé publique qui s’est  dégagée  au fil des années  à  partir de l’angle de vue  que donne la théorie et la pratique  des droits de l’homme.

 

Ces droits de l’homme sont  au cœur de notre discipline d’ Edwin Chadwik à  Jonathan Mann. C’est à partir d’elle que s’est faite leur diffusion vers les autres champs de la médecine.

 

On voit se multiplier avec plaisir les travaux médicaux consacrés à des problématiques typiquement ‘’droits de l’homme : la liberté du patient, la confidentialité des données, l’éthique de l’expérimentation humaine, les droits de patients atteints de SIDA ou  d’Alheizeimer, les séquelles de la torture,  le rôle et la responsabilité des professionnels etc.…

 

Peut-on aller plus loin ? Peut-on  non seulement  ajouter  dans le champ de la discipline des problématiques éthiques ou juridiques , mais questionner les fondements même de celle-ci ?

Je voudrais apporter une petite contribution à une telle réflexion , partant  d’une pratique de vingt ans,  et  de la santé publique et de la défense des droits de l’homme,  et ce , dans des conditions le plus souvent  d’extrêmes  difficultés voire de risques physiques .

 

 Durant la plus grande partie de cette double pratique, les deux champs étaient cloisonnés dans mon esprit. Progressivement les parallèles se sont rapprochées  dégageant une zone, à la fois d’incertitude, de confusion, de recherche et d’osmose.

 

Le rapport sur les prisons d’octobre 99, qui a publié le Conseil National pour les libertés en Tunisie dont je suis le porte –parole , était très largement imprégné de l’esprit et des méthodes de la santé publique. C’est tout juste si on n’y trouvait pas le taux d’incidence et de prévalence de la torture !

 

Inversement, le paradigme et les méthodes de la défense des droits de l’homme  finirent par modifier ma  perception de notre discipline.

Cette forme particulière prise par la discipline, quand on la regarde d’une perspective nouvelle, montre bien que la santé publique, n’est pas un continent de savoir  aux contours objectifs préexistants et dont nous n’aurons, à l’instar des géographes et des aventuriers, qu’à essayer de l’explorer à fond. Notre discipline comme toutes les autres, prend les formes et les contours que lui donnent des paradigmes le plus souvent inconscients.

 

Quelles frontières et quels nouveaux champs  peuvent se dégager à partir d’un point de vue qui serait celui d’un paradigme qu’on ose à peine appeler ''droithomien'' ? Je l’appellerais donc LE PARADIGME dans le reste du texte pour n’avoir pas à traîner ce mot inélégant  et j’en  dessinerais à grands traits les quelques repères fixes .

 

 

1- la santé est un droit fondamental 

 

 

L’article 25 de la Déclaration universelle identifie la santé comme l’un des droits inaliénables de la personne humaine. Ce droit  fait partie du groupe des droits socio-économiques comme le droit au travail, à l’éducation, à la protection sociale, à un niveau de vie  décent ou à la culture et aux loisirs.

 

Les deux autres groupes de droit , que reconnaît la Déclaration - à savoir les droits  individuels et politiques , ne sont pas simplement  alignés ou ajoutés à ces droits socio-économiques. Dans l’esprit du législateur Universel, les trois groupes sont interdépendants et non hiérarchisables. La liberté est aussi importante que le pain, la santé ne peut exister sans la dignité, la dignité est une condition de l’égalité, qui fonde à son tour la participation citoyenne etc. . 

 

Mais que veut dire "droit" ?

 

L’analyse repère au concept plusieurs couches :

 

C’est d’abord  un besoin fondamental. Pour être pleinement des  humains épanouis, nous avons besoin de santé  comme  de liberté et de dignité

Le besoin n’est hissé au rang de droit que pour une raison majeure : il n’est pas normalement ou naturellement respecté. Il faut donc le protéger par la loi voire l’imposer.

La réalité cruelle  du monde montre que les droits de l’homme sont  l’exception et non la règle.

Combien d’êtres humains peuvent se dire libres, satisfaits de leur santé ou de leur participation à la vie publique ?

Le droit est de fait un privilège.

Les définitions nombreuses données par les cliniciens à la santé (le silence des organes, bon fonctionnement des systèmes biologiques etc. ) ont été beaucoup critiquées

Celles  de la santé publique classique vont  plus loin en brodant  sur ‘’le total et complet bien être physique et psychologique et  social ‘’ de la célèbre définition de l’OMS. Mais sont –elles plus complètes pour autant  ?

Depuis notre perspective , la santé se définirait plutôt comme un état  de fonctionnement bio-psycho-social satisfaisant pour la personne et la communauté,  mais qui, de par les nombreux facteurs  socio-économiques de sa promotion et sa protection, de par l’accès équitable aux meilleurs soins disponibles qu’exige sa restauration, est le privilège d’une  minorité dans le monde  et une demande largement non satisfaite pour la majorité.

 

 

                       2-les maladies sont des violations  du droit à la santé

 

La clinique classique à ses modes de classification et d’analyse des dysfonctionnements de la santé (par organe ou système, par étiologie, par discipline etc )

La santé publique reprend le plus souvent cette nosologie  en focalisant sur les problèmes les plus prévalents et  en leur appliquant les outils d’analyse  ou d’intervention macroscopique, comme l’épidémiologie, ou l’action par programme.

A partir du moment où l’on accepte que la santé est un droit de l’homme, il faut  pousser le raisonnement  jusqu’au bout c.a.d. accepter de réfléchir en terme de violation.

La violation d’un droit est un acte conscient perpétré par un acteur x, qui ne s’acquitte pas  envers l’autre de son devoir de promouvoir, protéger et restaurer sa santé.

Mon droit à l’expression est votre devoir  de me laisser m’exprimer librement.

Seul mon refus de vous laisser vous exprimer librement c.a.d. le rejet de mon devoir peut porter atteinte à votre droit à la liberté d’expression.

Tout droit est donc un devoir en miroir et vice versa

Les droits de l’homme sont liés à leur violation comme  l’ombre à la personne  marchant au soleil.

On ne les aurait jamais inventés si leurs  violations n’étaient si massives.

Les maladies vues sous cet angle  ne peuvent plus rentrer ni  dans le cadre de la clinique classique, ni même dans celui pourtant bien plus complexe de la santé publique.

Le paradigme va  les  classer autrement.

On peut objecter à juste titre qu’on ne peut sérieusement parler, de violation, donc de  violeur dans la trisomie 21 et autres maladies génétiques ou  bien dans les accidents domestiques.

Soit. Voyons le reste de la pathologie.

 

Le paradigme repère cinq groupes de problèmes de santé (PS) qui se prêtent très bien  à notre approche.

 

Allons du plus simple, ou apparent, au plus complexe.

 

1-Les PS liés aux séquelles de la  torture et que la médecine a fini par reconnaître après deux mille ans ,  en les  rassemblant  dans le ‘’ post traumatic stress disorder’’ .

 

2        - les PS , liés au commerce légal ou illégal de l’alcool , du tabac, de la drogue ou  des armes comme les mines anti personnel.

 

3        – Les Ps liés au faible ou non-accès aux techniques les plus récentes et  disponibles seulement  pour les  peuples ou classes riches.

 

4        –Les PS liés au non-accès aux déterminants de base  de la santé comme l’eau potable,  l’air pur, l’alimentation, l’hygiène et l’éducation.

 

5        –Les Ps liés aux souffrances psychologiques du fait d’une hiérarchie sociale trop lourde, l’absence de liberté, de valorisation.

 

Il est clair que c’est l’essentiel de la pathologie qui s’inscrit dans le paradigme, le reste relevant de l’exception et non de la règle.

S l’on aborde maintenant  le champ de la discipline à partir des populations à risque, on mettra en avant les pauvres, les handicapés, les réfugiés, les prisonniers etc. : dans cette optique la hiérarchie des facteurs de risque devient tout autre la pauvreté et l’ignorance venant en tête de liste.

 

 

    3-La recherche étiologique doit remonter jusqu’aux vrais  responsables

 

Les réflexions qui précèdent pourraient faire croire que l’approche est trop tiers-mondiste pour s’appliquer à des pays où il y a peu de pauvres, de réfugiés etc.

 

Considérons à ce niveau de la présentation un exemple applicable partout et notamment dans les pays riches.

 

L’épidémiologie classique considère que son travail est fait quand elle a établi que le tabagisme est le principal facteur de risque d’une série de PS dont le cancer du poumon. Elle va s’épuiser dès lors  par des enquêtes de plus en plus lourdes, complexes et chères à dégager d’infimes différences dans les taux, d’infimes subtilités dans la répartition des facteurs à risque.

 

Une démarche plus  conséquente aurait consisté, à investiguer ce qui se cache  derrière  le mot tabagisme., à remonter  la filière, en  comptabilisant  et identifiant   les  compagnies internationales  qui  violent le droit à la santé de millions d’hommes. , en s’intéressant  au  flux d’argent qui entretient l’épidémie tabagique, etc.

 

 Ce n’est pas un hasard si les interventions au départ, n’ont pas considéré la  responsabilité des violeurs mais à celles des victimes. La conception de la santé publique sous-jacente  n’autorisait pas  le problème à exister dans son champ. C’était le problème des autres .

 

Ce n’est  donc pas aux pouvoirs publics et aux compagnies qu’on a demandé de changer d’attitudes et de comportements, mais aux victimes.

 

 Les plaintes massives qui sont  en train de casser les reins aux compagnies  Nord américaines, et donc de résoudre en partie le problème, n’ont pas été à ma connaissance, le fait des professionnels de santé publique, mais de  citoyens.

 Le paradigme aurait fait de nos associations professionnelles, études à l’appui,  les premières à se porte partie civile devant les tribunaux,.

Il me semble aujourd’hui, que c’est là leur rôle essentiel,  notamment dans les pays du Sud où, les compagnies américaines se redéploient pour continuer à violer le droit de personnes accablées par ailleurs par  une nuée d’autres  facteurs de risque.

Le violeur du droit à la santé, peut  être plus difficile à identifier que dans le cas du tabagisme. C’est justement le rôle d’une recherche étiologique macroscopique  que de débusquer les structures, les politiques, voire les personnes qui peuvent être  derrière un P.S.

La question qui peut se poser ici est de savoir,  si en montant trop haut dans la recherche des causes politiques et sociales du P.S., la santé publique ne risque pas de se dissoudre dans un activisme politique  stérile ?

Le problème n’est pas de se dissoudre dans le politique, mais d’ouvrir une dimension de plus dans une discipline à multiples étages.

Il y va de son efficacité. A  l’avenir , la politique et la génétique sont  les deux voies royales des solutions des P.S., le reste ne  relevant que  de la gestion de crise.

 

 

   4- Les techniques des droits de l’homme peuvent  aider à la solution des grands problèmes de  la Santé publique

 

C’est par le plus grand des hasards que  j’ai pris conscience de leur  puissance.

Ces techniques comme on le sait sont très simples et se traduisent par telle ou telle forme  de lobbying social et de pression politique sur les décideurs.

 

En 1981 , mes travaux sur les encéphalopathies infantiles, me valurent le prix du congrès médical Maghrébin. Je profitais à fond de cette notoriété scientifique passagère pour faire du bruit autour des trois causes majeures de handicap chez l’enfant de  l’époque à  savoir la rougeole, les accouchements traumatiques et la consanguinité. D’émission de télévision, en articles dans les journaux populaires, je suis passé aux lettres polies mais musclées, aux ministres de la santé ou des affaires sociales pour leur demander de rendre obligatoire la vaccination contre la rougeole, améliorer les conditions de l’accouchement, diffuser l’information sur la consanguinité et  d’améliorer les conditions de prise en charge  enfants.

 

Je dois rendre à César ce qui est à César . A l’époque le pays était gouverné par la  politique  et non la police . Le ministre de la santé m’ouvrit toutes grandes les portes du ministère .L’on démarra immediatement les programmes de vaccination anti rougeole et le programme perinatalité . Bourguiba lui-même finit par me recevoir et ordonner le lancement d’un programme national contre le handicap. A l’époque le neurologue pur et dur que j’étais, ignorait totalement qu’il faisait sans le savoir et de la santé publique et de la lutte pour les droits de l’homme .

Le pli était pris. Il ne restait qu’à peaufiner les techniques apprises dans ce champ .

  Il est clair que les techniques des droits de l’homme ne remplacent nullement celles de la santé publique. Elles les prolongent, les complètent et les rentabilisent.

 

Il  ne s’agit  donc pas de remplacer la science par de la politique, mais d’ouvrir dans notre discipline un champ d’investigation et d’intervention ou le social et politique sont  intégrés  à notre démarche de solution des problèmes .

 

Les techniques des droits de l’homme   permettent  d’améliorer l’approche  des problèmes de santé, mais rarement  ceux des professionnels surtout en dictature. La dissolution de mon service en 1991, mon expulsion de toutes les cliniques de la CNSS en 1994,  enfin mon expulsion de la faculté l’été dernier, sont le prix de l’approche.

Mais en démocratie, elle  peut ne pas être aussi  risquée. 

                                            

Pour conclure

Laissez-moi juste lever d’éventuels équivoques.

Je ne prétends, ni faire œuvre originale et  encore moins révolutionner la santé publique. Mon propos, est de faire entendre dans votre congrès  une voix encore très minoritaire dans le champ de la discipline. 

Le  paradigme des droits de l’homme  peut ouvrir de champs de recherche intéressants et nouveaux  à la santé publique. Il peut augmenter son efficacité du moins sur certains sujets. Il peut  rendre  notre discipline, notamment par le biais de nos associations  professionnelles, plus  présentes   dans le tissus associatif, là où nous avons nos alliés naturels pour faire avancer nos propres préoccupations. Il peut faire de  la santé publique un puissant allié du mouvement des droits de l’homme et tout le monde y gagne puisque la santé a besoin de la liberté, comme la liberté a besoin de la santé.

 

A propos de cette dernière un proverbe arabe dit qu’elle est ‘’une couronne invisible posée sur la tête des bien portants que seuls voient les malades’’.

La liberté est aussi une couronne invisible posée sur vos têtes  , d’hommes et de femmes  libres que seul un homme comme  moi voit.

Puissiez vous les  garder  longtemps et bon congrès

                    

Moncef Marzouki






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