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En Tunisie, un haut magistrat dénonce publiquement l'absence d'indépendance de la justice
Mokhtar Yahyaoui déclare sa "honte" d'être juge dans le contexte actuel du pays
LE MONDE | 12.07.01 | 13h42
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Dans une lettre ouverte adressée au président Ben Ali, Mokhtar Yahyaoui, président de la 10e chambre civile au tribunal de première instance de Tunis, dénonce l'absence totale d'indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie. "Harcelés", en proie à l'intimidation, dit-il, les juges "n'ont aucune chance" d'accomplir un travail équitable. Ce magistrat était convoqué jeudi matin au ministère de la justice.

Pour la première fois, un juge se révolte publiquement contre le rôle assigné aux magistrats en Tunisie. Dans une lettre ouverte adressée le 6 juillet au "président du conseil supérieur de la magistrature", le président Ben Ali, Mokhtar Yahyaoui, président de la 10e chambre civile au tribunal de première instance de Tunis, dénonce la "situation catastrophique" de la magistrature tunisienne, due à son absence totale d'indépendance. "Les juges tunisiens, écrit-il, sont acculés à prononcer des jugements établis d'avance, qu'ils ne peuvent discuter, et qui ne reflètent en rien ce que dit la loi." L'indépendance de la justice en Tunisie s'est transformée, ajoute-t-il, en "démission des vrais magistrats".

"Harcelés", en proie au chantage, à l'intimidation et à la dénonciation, étreints par la peur, ayant perdu leur dignité, les juges n'ont "aucune chance" de pouvoir accomplir un travail équitable. La situation est telle que "le seul fait d'appartenir à cette corporation constitue une honte", dit-il, pour ceux qui croient encore à leur mission.

COUP D'ÉCLAT

En conclusion, Mokhtar Yahyaoui adjure le chef de l'Etat de libérer la magistrature de la "tutelle" du pouvoir politique et souligne qu'en l'absence de changement, il est prêt à aller en prison "si c'est le meilleur endroit pour que -je me- sente digne, libre, et avec la conscience tranquille".

Mercredi 11 juillet, alors que Tout-Tunis bruissait de la rumeur de ce coup d'éclat et que le texte du juge Yahyaoui circulait sur Internet, l'intéressé apprenait qu'il était convoqué le lendemain jeudi au ministère de la justice. "Je ne pourrai pas me rendre à cette convocation, a-t-il déclaré au Monde, car j'ai du travail et une séance plénière à la même heure. De toutes les façons, il n'est pas question que je renie ce que j'ai écrit."

Qu'est-ce qui a poussé ce magistrat, sans engagement politique ni associatif connu, à sortir de sa réserve, et à s'exposer ainsi à des risques de représailles ? "Nous sommes nombreux à souffrir en permanence dans l'exercice de notre métier et à estimer que ce qui se passe n'est plus tolérable, répond-il, manifestement ému mais ferme.

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Afrique

Mon initiative est personnelle mais je dis tout haut ce que beaucoup disent tout bas. Nous sommes à bout. Personnellement, je n'accepte plus ce système judiciaire : c'est une question de conscience."

Le juge Yahyaoui précise encore que la lettre ouverte qu'il a envoyée au président Ben Ali n'est que l'aboutissement d'un long processus de réflexion. Depuis un an, dit-il, il savait que, tôt ou tard, il serait amené à réagir ouvertement, tant les pressions dont lui et ses confrères sont la cible lui paraissaient scandaleuses.

Pour exemple, il cite le prétexte procédurier dérisoire donné par la cour d'appel de Tunis, le 7 juillet, pour reporter au 29 septembre le verdict concernant l'opposant Moncef Marzouki : le tribunal, selon la version officielle, ne disposait pas de la copie du jugement rendu en première instance. Un argument qui a paru invraisemblable.

Il paraissait évident que le pouvoir avait dû renoncer - au moins provisoirement - à envoyer sous les verrous le docteur Marzouki, professeur de médecine renommé, en raison du tumulte déclenché quelques jours plus tôt par l'arrestation de deux autres figures de l'opposition : Mohamed Mouada, ex-président du Mouvement des démocrates socialistes (MDS) et Sihem Bensedrine, éditrice, journaliste et porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT, interdit).

"Il n'est pas supportable qu'un Moncef Marzouki doive se méfier de ses juges, martèle le juge Yahyaoui.Mes revendications sont on ne peut plus pacifiques et légales. Je ne demande qu'une chose : que nous ne soyons pas les juges du régime, mais ceux de l'Etat."

"SALE TRAVAIL"

De ce magistrat qui sort de l'ombre pour la première fois, le président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH), l'avocat Mokhtar Trifi, dit le plus grand bien. "Il s'agit de l'un des juges les plus honnêtes et les plus respectables de Tunisie, estime-t-il,apprécié pour sa probité morale, intellectuelle et professionnelle et qui jusque-là n'avait jamais fait de vagues. Qu'un homme comme Mokhtar Yahyaoui se décide à parler, c'est vous dire le degré d'humiliation qui a été atteint dans le pays..."

Le 5 juillet, un groupe de magistrats avait déjà donné le signal de la révolte, mais de façon anonyme. Plusieurs dizaines d'entre eux avaient publié sur Internet un texte signifiant leur exaspération devant le "sale travail" qui leur était imposé et leur volonté d'y mettre fin. Ils répondaient ainsi à un appel lancé précédemment par le docteur Moncef Marzouki, les pressant de "rendre à la justice sa dignité."

Citant l'historien et philosophe arabe Ibn Khaldoun, l'opposant et défenseur des droits de l'homme rappelait que "la justice est à la base de toute civilisation."

Fl. B.


Un nouveau bâtonnier distant du pouvoir

Béchir Essid, cinquante-neuf ans, est le nouveau bâtonnier de Tunisie. Initiateur, dans les années 1980, d'un mouvement politique de tendance nationaliste arabe qui n'a jamais été reconnu, Me Essid est un membre actif de la Ligue tunisienne des droits de l'homme et d'Amnesty International. Il a été élu par ses confrères le 17 juin, en l'emportant au second tour de scrutin sur Me Brahim Bouderbala, un candidat considéré comme très proche du pouvoir.

Les avocats tunisiens ont dans le même temps désigné les sept membres siégeant au conseil de l'ordre, parmi lesquels la tendance proche du parti du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, au pouvoir) est largement minoritaire. Tous les candidats avaient axé leur campagne sur l'autonomie du barreau et les conditions d'exercice de la profession d'avocat. - (afp.)

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 13.07.01




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