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"M. Ben Ali se prépare de toute évidence à une présidence à vie"

LE MONDE | 27.03.01 | 14h58

MOHAMED CHARFI est professeur à la faculté de droit de Tunis. Ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, il a cru en M. Ben Ali quand celui-ci est arrivé au pouvoir, le 7 novembre 1987. Ministre de l'éducation nationale à partir de 1989, il a démissionné cinq ans plus tard pour désaccords grandissants avec le chef de l'Etat. Après des années de silence, pendant lesquelles il a notamment travaillé à la rédaction d'un livre (Islam et liberté, le malentendu historique, Albin Michel), il a créé la surprise il y a quelques jours en s'associant à une centaine d'autres personnalités modérées de la société civile, et en signant un manifeste qui dénonce la violation des libertés en Tunisie ainsi que l'éventualité d'une présidence à vie de M. Ben Ali.

"Qu'est-ce qui vous a décidé à sortir de votre réserve ?

- La dérive a atteint une dimension telle en Tunisie qu'on ne peut plus être patriote et continuer à se taire. Il arrive un moment où il faut savoir prendre ses responsabilités. La plus grande erreur du président Bourguiba, despote éclairé, a été d'engager le pays dans une impasse en s'installant dans une présidence à vie. Or nous voici à la veille d'une date fatidique, le président Ben Ali étant visiblement tenté de s'engager dans un quatrième mandat et de modifier pour cela la Constitution qui, telle qu'elle est aujourd'hui, le lui interdit. Un nouveau mandat de sa part reviendrait à le voir emprunter la même impasse que le président Bourguiba. Car M. Ben Ali se prépare, de toute évidence, à une présidence à vie. Il appartient donc à tous les Tunisiens de s'engager pour éviter à leur pays un tel malheur.

- Un certain nombre de vos compatriotes vous reprochent votre soutien passé au président Ben Ali, et d'avoir accepté d'être son ministre pendant cinq ans

.

- Quand j'ai accepté d'être son ministre, c'était des années de liberté. J'y ai cru, et j'ai plongé, je le reconnais. Est-ce que j'étais naïf ? Peut-être. Certains me le reprochent encore, c'est leur droit, mais je crois qu'ils sont de moins en moins nombreux. Il faut se souvenir que la déclaration-programme de M. Ben Ali, quand il est arrivé au pouvoir, répondait presque mot pour mot aux revendications exprimées depuis des années par les démocrates tunisiens. Et le régime de Ben Ali, à ses débuts, a été réellement libéral. Il n'y avait alors aucun détenu politique. Les espaces de liberté étaient nombreux, la liberté de presse et d'association réelle. Malheureusement, cette première phase a été suivie par une seconde, celle des promesses oubliées, puis par une troisième, celle des promesses trahies.

- Quand avez-vous estimé que les choses étaient devenues intolérables pour vous ?

- La situation a changé pendant les années 1991-1992, quand les islamistes ont tenté de prendre le pouvoir par la violence. L'Etat s'est défendu. Il y a eu des abus et des bavures, je l'ai déploré à ce moment-là. Mais j'espérais que cette parenthèse allait se refermer rapidement et que les responsables de ces dérapages allaient être jugés. Il n'en a rien été et la situation a continué d'empirer sur le plan des libertés publiques. En 1994, alors que j'avais déjà avalé bien des couleuvres, il y a eu des élections présidentielle et législatives. Le président Ben Ali a remporté la victoire - ainsi que le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel et démocratique, le RCD - mais en renouant avec la tradition des 99 % et 98 % de votes positifs. Quant aux deux autres candidats de principe, le docteur Moncef Marzouki et l'avocat El Héni, qui avaient osé se présenter contre lui, ils ont été poursuivis en justice et jetés en prison. Tout cela m'a fait comprendre que tout espoir de revenir à la démocratie des années 1988-1990 s'était évanoui. J'ai choisi d'assumer mes responsabilités en démissionnant.

- A tous ceux qui critiquent les violations répétées des libertés en Tunisie, le pouvoir répond en citant ses réussites en matière économique.

- Cela aussi, je le conteste. J'ai longtemps cru que le régime Ben Ali était comparable au régime de Franco, en Espagne, c'est-à-dire inacceptable en matière de droits de l'homme, mais tenant la route sur le plan économique. Aujourd'hui, je révise totalement cette idée. Le niveau de corruption en Tunisie est tel qu'il freine à présent le développement économique du pays. Quant aux finances de l'Etat, on voudrait nous faire croire qu'elles sont saines et que la balance des paiements n'est pas si mauvaise, ce qui n'est pas faux, mais on oublie de nous dire pourquoi ! Ce résultat positif a été obtenu l'année dernière grâce à la vente de deux cimenteries à des groupes espagnol et portugais, transactions qui n'ont pas créé le moindre emploi. Cela s'appelle dilapider son capital et non attirer des investisseurs.

- Les islamistes ne vous portent pas dans leur cœur, d'abord parce que vous avez mené une importante réforme quand vous étiez ministre de l'éducation nationale, afin de contrer leur influence, ensuite parce que vous les avez combattus aux côtés du président Ben Ali dans les années 1991-1992. Avez-vous changé de stratégie à leur égard ?

- J'ai toujours défendu la même position : les droits de l'homme sont universels, tout le monde a le droit d'en bénéficier, et je déplore qu'il y ait aujourd'hui, dans les prisons tunisiennes, un nombre élevé d'islamistes. Cela dit, pour ce qui est de la vie politique, je ne mêlerai jamais ma voix à la leur.

- Quel est votre objectif principal à présent ?

- Empêcher la présidence à vie en Tunisie, instaurer la démocratie et les droits de l'homme, et restaurer la noblesse de la politique. Car ceux qui font de la politique à l'heure actuelle servent ce régime comme des mercenaires, uniquement par intérêt. Or la politique, à mes yeux, consiste à mener un dialogue permanent entre un peuple et ceux qui le gouvernent, dialogue totalement inexistant, aujourd'hui, en Tunisie.

- Tous ceux qui ont pris un engagement politique véritable en Tunisie l'ont payé très cher. Ne craignez-vous pas des représailles, maintenant que vous vous êtes rallié ouvertement à l'opposition ?

- Si un Ryad Ben Fadhel, en mai de l'année dernière, a reçu deux balles dans le corps pour avoir simplement osé soulever la question de l'échéance présidentielle de 2004 dans les colonnes du Monde, c'est vous dire combien nous sommes tous conscients des risques que nous courons."

Propos recueillis par Florence Beaugé

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