Droits de l’homme et Santé Publique, de Jonathan Mann à Moncef Marzouki

le texte ci-dessous est la reproduction de l’éditorial du numéro 3 (octobre 2000) de la Revue "Santé Publique", avec l’aimable autorisation des auteurs et de la Rédaction de cette revue

Le 27 Juillet dernier, le Professeur Moncef Marzouki, professeur de médecine communautaire à la Faculté de Médecine de Sousse (Tunisie) a été licencié de son poste d’enseignant.

Dans tous les milieux francophones de la santé publique au Québec et en France notamment, et sans doute bien au delà, Moncef Marzouki est admiré et respecté. Il est respecté d’abord pour le travail qu’il a accompli à Sousse dans le champ de la santé communautaire et de son enseignement. Pendant des années, jusqu’à ce que les autorités tunisiennes y mettent fin en 1994, Sousse a été, dans le monde, une des expérimentations les plus dynamiques d’une approche de la santé publique vraiment fondée sur un autre type de relations entre les médecins et la population. L’action, l’enseignement et les écrits de Moncef Marzouki restent des modèles pour nous tous.

Moncef Marzouki est respecté pour une autre raison : son combat acharné pour les droits de l’homme. Le combat d’un médecin, d’abord en faveur des droits de l’enfant. Moncef Marzouki est membre de l’International society of child abuse and neglect (IPSCAN), fondateur de l’African network for prevention of child abuse and neglect, titulaire du prix Henri Kempe de l’IPSCAN pour son action en faveur de l’enfance africaine. Le combat d’un citoyen, ensuite. De 1989 à 1994, Moncef Marzouki a présidé la ligue tunisienne des droits de l’homme ; il est le porte parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), membre du comité directeur de l’Organisation arabe des droits de l’homme.

Mais bien sûr, le médecin et le citoyen ne font qu’un. Un des premiers, Moncef Marzouki, dans une publication du Réseau international francophone pour la promotion de la santé (REFIPS) a montré que le respect des droits humains est une condition préalable à la santé des populations. En 1994, il écrivait que "C’est le déséquilibre, ou l’absence des droits socio-économiques, politiques et individuels qui est le facteur principal de "l’élection" au sud des populations à risque pour la maladie, le mal-être et l’indignité [...]. On ne verra jamais un état complet de bien-être physique, mental et social chez une personne n’ayant pas accès à la culture, la liberté politique, la justice..." (1).

A cet égard, Moncef Marzouki était bien de la même trempe que Jonathan Mann, auquel notre revue a rendu hommage en 1998 en publiant, de façon posthume, son texte magnifique sur "Santé publique : éthique et droits de la personne", où il déclarait notamment qu’ "à travers leur focalisation sur les déterminants sociétaux du bien-être, les droits de la personne offrent à la santé publique un cadre, un vocabulaire et un guide pour l’analyse et pour la réponse directe aux déterminants sociétaux de la santé plus utile que n’importe quel cadre de références hérité de la tradition biomédicale ou de santé publique passée" ; ou encore que : "promotion et protection des droits de la personne, et promotion et protection de la santé, sont indissociables" (2).

Voilà pourquoi, alors qu’elle ne se reconnaît aucun droit d’intervenir dans la politique tunisienne, la revue Santé publique a le devoir aujourd’hui, comme d’autres l’ont fait auparavant (3)(4), de soutenir le combat de citoyen et de médecin de Moncef Marzouki. Nous ne pouvons pas nous satisfaire des motivations annoncées du licenciement de Moncef Marzouki de son poste d’enseignant : l’ "absence injustifiée"... Privé de son passeport depuis plusieurs années, et venant de se le voir restitué, il a accompli, pour le compte du CNLT, une mission d’information en Europe et en Amérique du Nord. Aucune université, aucune autorité sanitaire dans le monde, n’a jamais licencié un enseignant brillant, sérieux, reconnu pour "absence justifiée"... A fortiori après lui avoir enlevé la plus grande partie de ses fonctions. Il faut rappeler que jamais depuis 1994, le Professeur Marzouki n’a été autorisé à aller recevoir, à l’étranger, les distinctions qui lui avaient été décernées par des sociétés professionnelles ou des mouvements humanitaires.

La santé publique, dans tous les pays, a un grand besoin de la "présence justifiée" de Moncef Marzouki sur le terrain des droits de l’homme. Ou alors l’idée même d’une éthique de la Santé Publique deviendrait vide de signification. Comme serait vide de sens la charte d’Ottawa qui, parmi les conditions fondamentales de la santé, cite "la paix, [...] la justice sociale et l’équité".

Jean-Pierre Deschamps
Virginie Halley des Fontaines

1- MARZOUKI M. : Promotion de la Santé, une vision du Sud. In "Promouvoir la santé". Montréal, Réseau Francophone international pou la promotion de la santé, 1994, 19-38.
2- MANN J. : Santé publique : éthique et droits de la personne - Santé publique 1998, 10 : 239-50.
3- WELSH J. Health and human rights : persecution of Tunisian doctor. The Lancet 1996, 348 : 1499.
4- Le 21 Septembre 2000, l’Université Pierre et Marie Curie - Paris VI, Institut Santé et Développement, a organisé autour de Moncef Marzouki une amicale manifestation de soutien.





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