Les Anonymes .

 

Moncef Marzouki

 

Depuis des lustres je défends l’idée que ce sont les anonymes qui sont les véritables héros . Il ne s’agit pas là d’une coquetterie intellectuelle d’un homme qui ne l’est pas , mais d’une conviction née d’une double observation.

 

D’abord, les soi–disant héros qui organisent la construction de leur image médiatique, comme d’autres font le commerce des épices, sont souvent très décevants vus de près. Ensuite, la véritable vague sur la quelle ‘’surfent’’ les soi–disant  héros, est faite de  ces anonymes sans lesquels ils ne sont rien. Au mieux les ‘’héros’’ ne sont que des anonymes qui ont réussi. Hormis la chance, la différence comme disent les statisticiens n’est pas significative .

 

Et c’est justement de l’un de ces anonymes que je voudrais vous parler, car j’y ai vu toutes les caractéristiques de l’espèce . Il a un nom qui ne vous dit rien et pour cause :  c’est un anonyme. Alors apprenez le par cœur et répétez le autour de vous , juste le temps de lui faire plaisir. Il a droit lui aussi à être connu et reconnu.

 

Il s’appelle Abdessalem Smiri. Comme tous les anonymes il est au bas de l’échelle socio-professionnelle. Il est tourneur, sachant à peine lire, et vit dans un patelin au nord de Tunis au nom ridicule ‘’ Ezzahra". Je dis ridicule car il n’y a pas beaucoup de fleurs dans cette bourgade  dont le nom en français donnerait ‘’la fleurie’’.

 

Notre anonyme en question vit donc dans une maison ou plutôt une masure anonyme au fond d’une ruelle poussiéreuse qui, cela va sans dire,  ne porte pas de plaque lui conférant un nom. Je le trouve  couché  par terre sur une couverture rapiécée et ce sera le seul meuble dans le décor, car voyez –vous les anonymes, les vrais, les durs, les purs, sont souvent TRES pauvres.

 

En  général, ce genre d’êtres, sous d’autres cieux, et même chez nous ne mange pas à sa faim, mais celui-ci ne mange pas du tout. Il est en grève de la faim depuis une semaine. Aujourd’hui c’est la tournée des grévistes de la faim. C’est pas plus amusant que la tournée des prisons ou des tribunaux , mais c’est tout aussi instructif sur la face cachée de la Tunisie . L’homme n’a pas du tout l’air bien . Comment un tel vieillard peut-il tenir depuis une semaine ?

 

Je demande a ‘’Si(Monsieur)  Abdessalem"  son âge . Sa réponse me glace le sang. Le ‘’vieillard’’ s’avère  plus jeune que moi. Il a peine cinquante ans. Je cligne des yeux incrédule. Il en parait au moins soixante dix . Ici on fait intervenir dans la description de l’anonyme le flot de souffrances dont personne, bien entendu ,  n’a jamais entendu parler et qui ont blanchi la barbe et la crinière, voûté le dos, et tracé sur le visage ces rides si profondes qu’on les prendrait pour des balafres  .

 

Arrestation selon le scénario qu’affectionne la dictature. Des Super flics sur le toit mitraillette au poing, le village bouclé, l’interruption brutale dans la masure, les injures, les bousculades , la fouille (avec le grand classique du matelas découpé au couteau ).

Il aurait suffi, me dit-il d’une convocation. Eh oui mon vieux , mais comment se seraient-ils fait plaisir les anonymes se mettant en spectacle et admirant leur propre  jeu . Donc arrestation , donc torture , donc condamnation à huit ans de prison sur une présomption de collusion avec les Islamistes .

Mon compagnon de  visite, islamiste et fier de l’être  me dit accablé : "Huit ans pour rien. L’homme n’était pas des nôtres. Il sait de quoi il parle parce que lassad Jouhri emprisonné des années, devenu handicapé par la torture a été jugé avec lui dans la même affaire. Les anonymes sont d’excellents victimes expiatoires, et le menu fretin a  toujours constitué le terrain de prédilection pour ce qu’on appelle sous d’autres cieux les erreurs judiciaires .

 

L’homme parle de ces années d’horreur avec des yeux embués . Un détail me frappe

"Sous la torture , ils m’ont cassé le bras droit . Ils ont fini par m’emmener à l’hôpital. Le gardien m’a mis les menottes sur mon bras cassé.  Je l’ai supplie de me les mettre sur le bras gauche. Il a refusé.  Je hurlais de douleur." Je ‘’vois ‘’ : de l’acier froid et très serré sur de l’œdème .

 

Passons.

Finissent enfin  huit années de cauchemar dans l’un des systèmes pénitentiaires les plus odieux de la planète , pourtant riche en lieux d’horreur et d’abjection. Je  sors pour qu’un autre cauchemar commence. Je retrouve mon travail de tourneur . La police s’en mêle . Mon patron me chasse sans explication . J’essaie d’ouvrir un garage de réparation de bicyclettes . La police s’en mêle et le propriétaire annule  la location . Les enfants n’allaient  plus à l’école depuis longtemps.  Le petit dernier  n’arrêtait pas de déambuler dans les vergers se parlant tout seul . Maintenant cela va un peu mieux , mais j’ai eu peur qu’il me devienne fou . Ma femme , malade,  s’en va chercher du travail tous les matins chez les maraîchers du coin. Elle trime du matin au soir pour cinq dinars la journée. Elle revient accablée de fatigue le soir pour s’occuper du dîner et des trois enfants . Comment allons nous manger si elle tombe malade ? Nous n’avons pas droit au carnet de soins gratuits qui n’est donné qu’aux gens du parti . Comment achèterions les médicaments alors que nous n’avons à peine de quoi manger ?"

 

J’ai souvent réfléchi à la tactique du pouvoir avec les anciens  prisonniers politiques . En sortant de prison , ils ne doivent ni travailler , ni sortir du pays chercher du travail , ni recevoir aucune aide selon la règle que tout le monde connaît cinq=cinq. Un don de cinq dinars fut-ce  à un proche entraîne cinq années de prison . Une partie des prisonniers politiques sont les victimes du cinq=cinq. Au départ je mettais celà sur le compte d’une haine sans borne et d’une épaisse stupidité. Comment condamner des  milliers de familles à la faim , des femmes à la prostitution sans pousser les gens à la révolte ? Puis j’ai compris que tel était  justement l’objectif. Ainsi on pourrait justifier à posteriori toutes les horreurs de la décennie noire et justifier le maintien de la machine répressive , au chômage depuis des années,  et dont les pièces commencent à rouiller sérieusement .

 

Le génie de notre peuple  a été justement d’opposer au terrorisme de l’état une résistance pacifique , ou des hommes et des femmes ont brandi  des principes contre des intérêts, la non-violence contre la brutalité, l’intelligence face la bêtise…la responsabilité face à la plus criminelle des irresponsabilités que peut commettre un pouvoir : pousser ses propres administrés  à la violence .

 

"Je ne demande rien d’autre que d’être traité comme un humain . je veux retrouver mon travail de tourneur , faire vivre ma famille , est-ce trop demander ?"

 

Cet homme meurtri dans sa chair et son âme , depuis tant d’années, qui n’a pour réclamer ses droits que cette dérisoire grève de la faim, est le symbole anonyme de ce refus calme et patient du règne de la force et de la brutalité. Je songe un instant au principe sur lequel fonctionne cette géniale invention qu’est la grève de la faim .

Moi homme, je m’adresse à toi, qui sous ta  carapace de colère, de peur et  d’ignorance, reste mon semblable et mon frère, pour te demander de mettre fin à mes tourment .  Je subodore que toi non plus , car comme moi enfant né  d’une  femme et d’une mère, tu n’es ni heureux ni fier de tout cela . Alors rencontrons-nous et faisons la paix .

 

Quelle chance un tel message, a-t-il  de parvenir à ses destinataires  ?

Tout dépend de l’épaisseur de la couche de cynisme , de  colère,  de peur et d’ignorance pour parvenir à cette étincelle du divin enfouie en chacun d’entre nous .

La nappe est à ciel ouvert ou à quelques pas  sous vos pieds chez les uns.

Creusez ,  creusez , ce n’est qu’une question de profondeur chez les serial-killers .

Des fois  le miracle se produit . Bourreaux et victimes tombent dans les bras les uns des autres et la vallée de larmes devient l’espace d’un instant la vallée des sourires .

Mais  certaines âmes sont enfouies sous une couche si épaisse que le ‘’signal’’ rebondit comme une balle de caoutchouc sur une plaque de ciment. Nous sommes pour l’instant dans ce cas de figure . Point de miracle , mais la sordide réalité .

Je suis comme saturé de toute cette souffrance .

 

Déjà dans la voiture j’avais demandé à Jouhri  de parler d’autre chose que du commerce des mignons dans les prisons .

 Déjà  j’avais demandé chez Hédi Bjaoui de parler des enfants et de leurs résultats d’examens  pour oublier qu’on était au trente quatrième jour de sa grève .

En prison , on refusait de nous communiquer les carnets de note

Les gardiens étaient jaloux des résultats de nos enfants. C’est bien connu que les enfants des prisonniers politiques sont les élèves les plus brillants par un mécanisme psychologique simple à imaginer . Mais c’est toujours de prison qu’on parle .

Comment fuir cette maudite répression ne fut-ce qu’un instant   ?

Je tire la  longue tresse de la petite assise à côté de moi .

"Mes filles se sont coupé  nattes et queux  parce que je leur tirais toujours,  et toi ton père , te tire-t-il les cheveux ?"

Jouhri intervient :

"Dites lui qu’il n’est pas question de participer à  la grève de la faim  de son père …"

Rien à faire , il n’y nul endroit ou fuir .

En sortant de chez  le ‘’vieux ‘’ Abdessalem ‘’Jouhri me dit .

"Dites lui qu’il n’est pas question qu’elle participe à la grève de la faim de son fils" .

 Je le regarde sans comprendre .

"La mère de Si Abdessalem ne mange plus depuis que son fils est en grève de la faim . A son âge c’est une folie" .

Je regarde éberlué une petite vieille ratatinée , portant sur son visage toute la mélancolie de ce monde. Elle  nous tend un plateau avec des verres de ‘’Fana ‘’ et quelques gâteaux secs avec des larmes silencieuses .

Des vieillards et des enfants faisant la grève de la faim ! ! !.

Existe-t-il pire indicateur sur le délabrement moral  de ce pays livré à l’arbitraire et la corruption ?

Je ne veux qu’une chose : Assez pour aujourd’hui ! C’est décidé , ce soir en rentrant chez moi , je mets le casque et la musique à fond  et je me  ‘’shoote ‘’ avec la voix de sœur Marie Keyrouz.

Comme toute grande musique ,  cette voix bénite entre toutes les voix qui chantent  depuis les temps immémoriaux la douleur de l’homme , n’occulte  ni ne fuit  la souffrance comme le permet  l’alcool , la cocaïne  ou  cette autre drogue dure qu’est le pouvoir absolu .

Au contraire , elle la met au centre de la conscience . Puis elle la travaille , la cisèle , la porte à son extrême niveau d’incandescence , et ce faisant la transforme en son exact contraire .Ainsi  par la  mystérieuse force de la beauté , elle arrive à  en tirer une joie lumineuse et apaisante . 

Alors voilà.

Les anonymes  par milliers , continuent de charrier leurs souffrances inconnues  , pour demander  de droits aussi dérisoires quand on les a , et aussi fondamentaux quand on ne les as pas , comme avoir une pièce d’identité , un passeport , garder le précieux travail qu’on a enfin trouvé et  vivre sans trembler de peur.

Demain quand  la Tunisie connaîtra enfin la liberté , qui se souviendra  d’Abdessalem, du cauchemar vécu par lui et par les milliers d’anonymes : Youssefistes et gauchistes des ‘’sixties" ,  Islamistes et Démocrates des années 90 .

Voilà une idée pour le futur : une stèle  de la patrie reconnaissante à ses enfants anonymes  dont la souffrance à été le terreau de la République et de la Démocratie .

 

Sousse le 14-6-2001

 

 

 




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